Ordonnances et décrets pris dans le cadre de l'état d'urgence, examinés de près par les sénateurs

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Franck Montaugé dresse un tableau des points a améliorer

Pour la première fois depuis le vote des lois instaurant l’état d’urgence sanitaire et la publication des ordonnances et décrets pris par le Gouvernement qui en résultent, la commission des affaires économiques s’est réunie vendredi matin en vidéo – conférence pour faire le point des difficultés constatées sur les territoires. Sur la base des remarques et analyses exprimées par les sénateurs, la présidente de la commission Sophie Primas a interpelé par courrier les ministres de l’Economie, de l’Agriculture et de la Transition écologique et solidaire.

En substance, cinq points de vigilance ont été soulevés et :

  • 1: le dispositif d’activité partielle est encore insuffisamment clarifié et plusieurs dysfonctionnements sont à signaler, ce qui ajoute aux difficultés économiques une incertitude psychologique. En particulier :
    • certaines entreprises souhaitent pouvoir recourir à l’activité partielle bien qu’elles ne soient pas contraintes administrativement de fermer. D’une part, l’absence de commandes et l’approvisionnement défaillant réduisent considérablement leur chiffre d’affaires ou leur niveau de production ; d’autre part, certains (voire l’intégralité) des salariés ne souhaitent pas prendre de risque sanitaire en venant travailler. Dans ces conditions, il leur est inutile (voire dangereux) de rester ouvertes. C’est par exemple le cas de certains drives, de la restauration rapide, d’artisans du bâtiment, de pâtissiers, de traiteurs, etc. Or les Direccte leur répondent qu’elles ne sont pas éligibles à l’activité partielle du fait que la fermeture n’est pas imposée ;
    • l’absence d’ouverture du chômage partiel aux auto-entrepreneurs a également été déplorée, en particulier s’agissant des travailleurs des plateformes ;
    • de nombreuses entreprises se heurtent à des difficultés techniques du fait que les plateformes sont saturées et ne permettent donc pas de procéder aux démarches administratives. Il faut parfois plus d’une semaine pour recevoir les codes nécessaires. C’est particulièrement anxiogène pour les chefs d’entreprise, a fortiori ceux de TPE-PME.
  • 2: les reports de charges fiscales et sociales ne suffiront pas et il faudrait en conséquence pour certains sénateurs privilégier l’annulation des charges. En effet, un report entraîne une sortie massive de trésorerie au moment de la reprise (charges en « retard » additionnées à celles contemporaines), c’est‑à‑dire quand celle-ci sera quasi‑inexistante ;
  • 3: le manque de main‑d’œuvre, lié au droit de retrait exercé par certains salariés en raison des craintes sanitaires, risque de considérablement limiter les ventes, au‑delà même du problème d’approvisionnement des produits. Les acteurs économiques s’interrogent par conséquent sur la livraison des masques : quelle sera la quantité, et selon quels critères seront‑ils distribués ?
  • 4: il est nécessaire de clarifier les modalités de mise en œuvre des différents dispositifs et d’harmoniser les pratiques des services déconcentrés de l’État. En matière de sécurité sanitaire et de précautions à mettre en œuvre sur les lieux de travail, les consignes restent trop hétérogènes. Cet état de fait entretient les réticences de certains employés à venir travailler (cfsupra) et met en danger la pérennité de la production. Le manque de masques disponibles oblige certaines entreprises à instaurer des mesures d’activité partielle, voire à fermer les sites ;
  • 5: il est impérieux de réfléchir dès maintenant à une stratégie de relance post-crise, se fondant notamment sur les PME. La perte de chiffre d’affaires et l’endettement pèseront nécessairement sur le financement des investissements et risquent donc de se traduire en une chute brutale du montant et du nombre des investissements.

Par domaine, les sénateurs en rapport avec les acteurs locaux ont fait remonter les informations suivantes :

Commerce, services, artisanat

  • une distorsion de concurrence naît entre les petits commerces et la grande distribution. Alors que les premiers, lorsqu’ils ne sont pas « essentiels » (librairie, fleuriste, textile), ont fermé, la seconde est toujours autorisée à ouvrir et donc à vendre, notamment, des livres, fleurs, habits. Il pourrait être envisagé une ouverture des grandes surfaces limitée aux rayons alimentaires et d’hygiène ou la mise en place d’organisations locales (plateformes numériques couplés à des drive ou de la livraison à domicile) permettant de restaurer l’équité entre acteurs économiques, aujourd’hui largement remise en cause. Le même constat peut être fait concernant les grandes plateformes de commerce en ligne ;
  • les acteurs manquent de visibilité sur les critères d’éligibilité au Fonds de soutien. Les critères aujourd’hui annoncés sont par ailleurs de nature à entraîner un non‑recours élevé. Le taux de 70 % est trop élevé, et la période de référence ne devrait pas être celle de mars 2019, puisque l’activité commerciale y était déjà en forte baisse (gilets jaunes) ;
  • certains secteurs, comme celui de la restauration, font déjà face à des difficultés très importantes de trésorerie: la baisse de fréquentation ayant commencé début mars (et non pas le 14 mars, date de l’arrêté d’interdiction), leur trésorerie ne leur permet pas de payer des salaires « entiers » jusqu’au 14 mars, puis d’avancer les indemnités de chômage partiel pour les deux semaines restantes ;
  • les artisans du bâtiment rencontrent des difficultés concrètes sur les chantiers pour concilier la poursuite de l’activité économique et le respect des règles sanitaires. Outre le manque de masques, il est par exemple financièrement impossible, pour se déplacer, d’utiliser plusieurs véhicules pour respecter la distance sociale d’un mètre ;
  • de fortes interrogations subsistent quant aux mesures de soutien pour le secteur de l’événementiel, qui subit un nombre très élevé d’annulations ;
  • la clarification annoncée par la secrétaire d’État concernant la possibilité pour les entreprises en sauvegarde de bénéficier de la garantie des prêts n’est toujours pas intervenue ;
  • des difficultés sont relevées en matière bancaire: agios élevés (à des taux d’intérêt qui frôleraient l’usure). Une cellule de suivi des difficultés entreprises‑banques pourrait être mise en place ;
  • l’on assiste à une augmentation des prix de certains produits de première nécessité, catégorie qui devrait par ailleurs être élargie dans le cadre de la crise actuelle pour prendre en compte les situations nouvelles (retour en France d’expatriés pour accompagner un proche souffrant, par exemple).

Tourisme

  • la situation est très difficile pour les entreprises du secteur, en particulier les hôtels, cafés et restaurants, les fermes et tables d’hôtes confrontés à des annulations et qui risquent de ne pas disposer de la trésorerie suffisante pour survivre (lire ici) ;
  • la portée de l’ordonnance relative à la possibilité, pour les contrats touristiques, notamment d’hébergement, de reporter la prestation plutôt que de la rembourser afin de préserver la trésorerie des établissements, est très limitée pour les hôtels ayant recours à des plateformes de réservation, lesquelles ont souvent fait le choix, sans consulter les établissements concernés, de procéder à des remboursements, les privant ainsi de la trésorerie correspondante ;
  • cela relève une méconnaissance des modalités de fonctionnement du secteur.

Industrie

  • même dans les cas où les salariés sont volontaires pour venir travailler et disposent de protections suffisantes, l’approvisionnement en matières premières de pays touchés par la crise sanitaire se complique, pouvant pousser les entreprises industrielles à réduire ou cesser leur activité ; par exemple, une entreprise de filature de la région Nord a indiqué manquer de matière première provenant d’Inde, qui a stoppé toute sa production en raison des mesures de confinement récemment décidées.
  • la fermeture des frontières peut également remettre en cause les chaînes d’approvisionnement habituelles. Il s’agit d’un problème d’autant plus lourd, que les services déconcentrés de l’État (notamment les Direccte) ne considèreraient pas que le manque de matières premières suffise à justifier une réduction d’activité, et donc l’indemnisation des mesures d’activité partielle ;
  • dans le secteur de la mécanique et des machines, le manque de pièces détachées (dont l’import est bloqué ou dont la production a été stoppée) est un enjeu considérable, qui touche aussi plus largement la capacité nationale de lutte contre la crise sanitaire : la pénurie de pièces empêche les opérations de maintenance ou de remise en état des appareils, pouvant ainsi paralyser l’outil industriel ou les équipements dans le secteur des transports, de la santé, des communications.

Agroalimentaire

  • Au niveau de la production et de la logistique
  • grandes difficultés pour certaines productions agricoles
  • manque de main d’œuvre pour les produits saisonniers de fruits et légumes (fraises et asperges), avec une inquiétude liée au prolongement du confinement sur les cueillettes à venir comme les cerises ;
  • pic de produit de lait qui pèse déjà sur les cours. Malgré la reprise de l’export vers la Chine, les effets incertains sur l’export dans l’Union européenne et la fermeture de certains débouchés (RHF, fromages à la coupe, etc.) induisent des besoins de limitation de la production et de stockage qui doivent être soutenus par l’Union européenne et l’État ;
  • sans lien direct avec la crise du Covid, chute dramatique des cours du sucre et de l’éthanol en raison de la baisse des cours du pétrole qui va replonger la filière betteravière dans une crise dont elle était en train de sortir.
  • un risque sur les approvisionnements en machines agricoles et pièces détachées dans les exploitations, en raison de la fermeture de certains sites de production ;
  • des sites industriels agroalimentaires qui, s’ils sont toujours actifs aujourd’hui, sont au bord de la rupture en raison d’un taux d’absentéisme croissant (garde d’enfant, arrêt maladie, droit de retrait) et de difficultés à assurer le maintien de conditions sanitaires élevées pour les employés, d’autant que les blouses, charlottes et masques, dont l’approvisionnement devient impossible, sont sollicitées pour les personnels soignants) ;
  • des risques de rupture d’approvisionnement en emballage dans la mesure où ils sont dans leur grande majorité importés (alvéoles pour les cagettes de légumes, fils pour certains sacs contenant des aliments…). La grande distribution requiert désormais davantage de denrées préemballées alors que la loi économie circulaire a paradoxalement, il y a quelques mois, interdit à court terme tout emballage plastique;
  • une hausse des coûts du transport pour les industries alimentaires, difficilement transférables à l’aval, notamment en raison des retours de livraison à vide des transporteurs. L’État pourrait prendre en charge une partie de ce surcoût pour garantir les approvisionnements. Une autre solution serait d’assurer une gratuité des péages, qui bénéficierait à tous les acteurs des secteurs essentiels ; transporteurs, employés de l’alimentaire, mais aussi personnels soignants, tout en réduisant le coût des transports et en améliorant la fluidité des acheminements ;
  • ne pas repousser les télédéclarations PAC, le risque étant de repousser également les paiements. L’objectif serait plutôt de dématérialiser les aides et services proposés par les DDT aux agriculteurs pour les accompagner au mieux.

Au niveau de la distribution

  • difficultés d’écoulement de produits compte tenu de la fermeture de certains marchés (RHF, marchés de plein vent…)
  • grandes difficultés de la filière horticole dont certains producteurs réalisent 80 % de leur vente entre mars et avril – de nombreux producteurs n’ont d’autre choix que d’envoyer leur production au rebut sans solution d’indemnisation ;
  • risques de catastrophe économique pour la viande ovine et caprine dont les ventes sont concentrées en cette période de Pâques. La grande distribution pourrait privilégier la commercialisation d’agneaux néo‑zélandais ;
  • baisse très inquiétante de la vente de fromages sous AOP compte tenu de la fermeture des rayons « coupe » en GMS, du marché de la RHF et des marchés plein air. Cela se traduit par l’arrêt de la demande des laiteries qui préfèrent écouler leurs stocks.
  • ne pas pénaliser trop fortement les approvisionnements en circuits courts
  • l’interdiction des marchés en plein air dans certains départements soulève des difficultés majeures d’écoulementpour ces producteurs ; des solutions alternatives et qui pourraient après la crise se révéler durables sont à mettre en œuvre sous couvert des autorisations de l’Etat (plateforme numérique client – producteur local, drive ou/et livraison à domicile)
  • harmoniser les règles pour que la commercialisation de semences et plants pour les amateurs dans les jardineries soit autorisée partout;
  • En grandes surfaces, plusieurs inquiétudes se font jour : les distributeurs devraient privilégier les approvisionnements nationaux, une mesure qui si elle est difficile à imposer au niveau national, devrait être appliquée au plus vite au niveau local à l’échelle du chef de magasin ;

À plus long terme, la crise nous amène à nous interroger sur notre souveraineté et la résilience de l’ensemble de notre chaîne de production alimentaire. La dépendance accrue de notre modèle aux importations doit se réduire par une reconquête de parts de marchés de la production nationale dans les assiettes des consommateurs français. La crise peut accélérer le mouvement, comme c’est le cas actuellement pour la viande bovine, les ménages consommant davantage de viande en GMS ou en local, où elle est majoritairement française, n’en consommant plus en RHF, où elle est en grande majorité importée.

Énergie

  • On constate de lourdes difficultés liées à la chute du coût de l’énergie (pétrole, gaz et électricité) imputable pour partie à la crise du Covid-19 qui, de premier abord, semble positive pour le pouvoir d’achat des consommateurs d’énergie mais, en réalité, est désastreuse pour la rentabilité et in fine les investissements des fournisseurs ;
  • une baisse de la consommation des biocarburants en lien avec celle de la consommation de pétrole est également notable, la filière rencontrant des difficultés, notamment sur le plan de l’approvisionnement en matières premières et de la livraison des produits finis, mais étant en capacité de mettre à profit son savoir‑faire pour d’autres usages, à l’instar de la fabrication de gel hydroalcoolique par les producteurs de bioéthanol et de glycérine par ceux de biogazole ;
  • on relève enfin des problèmes de désorganisation, de livraison et de trésorerie dans le secteur du chauffage au bois.

Logement

  • les bailleurs sociaux risquent d’être confrontés à d’importantes difficultés financières si les impayés ou les retards techniques dans le paiement des loyers (en chèque ou espèces) devaient se multiplier ;
  • les offices publics de l’habitat demandent un moratoire sur la réforme du logement social (RLS) en cette période de crise, comme pour les autres réformes ;
  • il est souhaitable que la Banque des territoires soit à même de procéder, si nécessaire, à la suspension du remboursement des prêts ou d’apporter un appui en cas de problème de trésorerie avéré d’un bailleur ;
  • la reprise des chantiers de construction ou de rénovation est un enjeu important pour le secteur mais les bailleurs et maîtres d’ouvrage, sont confrontés à la difficulté de déterminer les responsabilités juridiques et sanitaires des différents acteurs dans l’arrêt ou la reprise des chantiers dans les circonstances actuelles.

La Poste

  • la décision prise par La Poste de ne procéder à la livraison de la presse que 3 jours par semaine a été critiquée comme unilatérale et préjudiciable aux personnes éloignées et comme constituant un manquement à sa mission de service public et d’intérêt général de transport et de distribution de la presse, qui est pourtant compensée par l’État, et donc par les contribuables (NB : La Poste estime cependant que cette activité est déficitaire à hauteur de 178 millions d’euros en 2018 après compensation de l’État).

Forêt

  • tous les travaux sylvicoles sont stoppés, ce qui pèsera sur l’approvisionnement de toute la filière aval (pour l’alimentation en bois des chaufferies, les températures actuelles, assez élevées, permettent de limiter les inconvénients). De façon générale, la crise est en train de se propager à l’ensemble du secteur forêt et bois.
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